[Arrivée] Un monde nouveau

Imaginons un instant un être humain peu commun, qui n'a rien de commun.

Imaginons que cet humain ne voit pas. Aveugle, il est condamné à vivre sans voir les choses, sans pouvoir admirer la beauté des vastes étendues sauvages, sans être fasciné par la grandeur des constructions humaines. Imaginons que cet humain n'entend pas. Sourd, il est condamné à vivre sans rien entendre, sans rien savoir écouter; pour lui, un son, un bruit, une musique ne veulent rien dire. Il n'entend pas: ni le chant des oiseaux, ni la douce mélodie du vent dans les arbres un matin d'automne, ni rien du tout. Imaginons maintenant que ce même être humain, celui-là qui déjà est privé de si grands trésors, est privé de son odorat et de son goût. Il n'a de repère que la sensation qui l'effleure lorsqu'il pose la main dans l'eau ou lorsque le vent vient lui caresser la peau. Il n'existe pour lui de repère que cette unique ficelle qui le fixe à ce monde de sens et de jouissances.

Imaginons finalement que même ce dernier rempart, nous le lui ôtions. Fermons les yeux; imaginons maintenant que nous ne voyons pas, ni n'entendons, ni ne goûtons, ni ne sentons; ajoutons à cela qu'il nous soit impossible de toucher. Il n'y a que le Néant. Sans les sens qui nous font vivre, nous sommes là, nous existons simplement... nous existons par la pensée qui nous définit. Et quelle torture! que de se savoir seul, avec rien, pas même ce qui nous appartiendrait de droit; seul, sans savoir si nous sommes debout, ou assis, ou bien si nous avons faim, si nous ne marchons pas en ce moment sur des charbons ardents; en bref, ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts. Il n'existe que des bribes de pensées qui a priori ne signifient rien. Nous sommes une loque humaine, humaine parce que nous devrions l'être.

Essayons maintenant d'imaginer nous ôter cette pensée, seul héritage d'une vie désolée et désolante. Que nous reste-t-il alors? Le Néant? pas même, puisqu'il ne nous serait même alors possible de nous imaginer quoi que ce soit, ni le Néant lui-même. Il n'y a rien, rien du tout; ni bleu, ni chaise, ni branche, ni amour, ni langue, ni chaussure, ni épée, ni sagesse, ni rien. Ni existence. Est-ce la mort? Peut-être bien... mais en serions-nous jamais certains?

Hé bien, un homme au moins pourrait se targuer avoir connu tout cela simultanément. Mais encore, s'en souviendrait-il, en aurait-il le moindre souvenir, sachant que son esprit et son corps auraient été possédés par rien? On ne saurait certainement le dire... toutefois, toutefois... il subsiste en nous, êtres humains, une certaine force que même la mort ne peut vaincre. Une force, ou une faiblesse, un simplement un trait commun à notre race; il existe en chacun de nous un instinct, un instinct de survie, un désir de vivre.

Ainsi cet homme renaissait-il; ou du moins, ayant voyagé aux travers des abysses du Vide et de l'Intemporel, ayant cessé d'exister durant un instant si petit et si infiniment étiré à la fois, ainsi avait-il l'intuition, l'instinct, l'impression de renaître. Ainsi se tenait-il là, nu mais pourtant vêtu, recroquevillé au beau milieu d'une plaine désolée, envahit, bombardé, introduit violemment de sens et de pensée. Une sensation familière, mais pourtant... indéfinissable.

Que c'était-il produit?

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Gamrod se réveilla, le souffle coupé. Une vive lumière l'éblouit et il ferma les yeux. Lentement, doucement, il les rouvrit... que se passait-il? Qu'est-ce qui lui faisait si mal aux yeux et les lui brûlait ainsi? De sa main libre, il tenta de se cacher des rayons du jour. De l'autre, il tenta de se relever... car il s'était réveillé, étalé de tout son long sur un tertre de terre stérile et désolée. Maintenant que sa vue s'habituait, il rabaissa les deux bras. Et à ce moment, il se souvint.

Il voyait! C'était donc cela que de voir les choses... c'était si désagréable, lorsqu'il semblait qu'il n'existait auparavant que des ténèbres intemporelles, immatérielles... mais pourtant, c'était si rassurant! Cela faisait mal, mais c'était en même temps d'une beauté qui le fit pleurer. Une larme déferla le long de son pâle visage. Et puis, d'un coup, après une dizaine de seconde, il se mit à respirer.

C'était peut-être ça qui le faisait pleurer, après tout. Le manque d'air. Mais maintenant... cela aussi, ça fait mal. L'air l'envahit, emplissant ses poumons de vie et d'énergie, de renouveau. C'était comme une renaissance... car Gamrod avait bien l'impression d'avoir déjà ressenti cette sensation de bien-être suivant un moment de douleur atroce. Que c'était-il passé?

Maintenant, une grande douleur l'opprimait à la poitrine, comme si sa cage avait été perforée, ou bien encore écrasée rapidement et sauvagement. Un énorme choc. L'air qui entrait et sortait lui faisait du bien, à l'intérieur, mais en surface, il souffrait. Cette douleur avait été présente dès le moment où il ouvrit les yeux, mais ce n'est qu'à ce moment qu'il la sentit; trop d'émotions, de sentiments, de sens à la fois embrouillaient son esprit et sa tête. D'abord la lumière, ensuite l'air, deux hôtes passagers; puis, finalement, le corps qui souffrait, l'hôte de ses hôtes.

Et, l'esprit lucide un instant, il sut: c'était cela, ressentir.

Gamrod avait les idées confuses. C'était une renaissance, la redécouverte d'un monde qu'il lui semblait avoir déjà connu; un monde au-delà de l'espace et du temps, le monde des sens. Il en fut tout chamboulé et s'évanouit à nouveau.

Lorsqu'il ouvrit les yeux une seconde fois, quelques secondes plus tard, la lumière n'était plus si intense. Il parvint à se relever habilement malgré la douleur toujours présente à son torse et se mit debout. Maintenant, ses idées étaient plus claires... il semblait, d'après les choses qu'il voyait, qu'il se trouvait au milieu d'une immense plaine. Comment le savait-il? Une intuition, peut-être... oui, c'était bien cela, une plaine. Pas de petite colline, ou en tout cas très peu; une sorte de plateau, parsemé de truffes d'herbes ingrates et sèches. Il se retourna et ce qu'il vit l'impressionna: une énorme porte, noire et imposante, se dressait telle un colosse devant le minuscule être qu'il était. De l'extérieur, on eût dit qu'un insecte se trouvait devant un immense rocher...

Qu'était-ce? Une porte, évidemment... mais en était-ce une? C'était si... énorme. En fait, Gamrod le devinait plus qu'il ne le voyait; les idées plus claires, il se demanda enfin où est-ce qu'il se trouvait. Une plaine, un tertre de terre brûlée, une grande porte... il se retourna, jeta un regard au loin, à l'horizon, et fit de même en tournant sur lui-même. Rien à perte de vue... ou plutôt, au loin, une immense montagne qui se détachait du ciel flou derrière. Et puis... cette porte. Il choisit de chercher les réponses dans ce sens.

Mais rapidement, il se désista. La peur le saisit au moment où il tendait la main pour en toucher la surface noire; il lui semblait tomber dans un vide sans fin, ressentant tout de l'apesanteur et d'une nausée intense. Et dans sa chute, des cris humains, qu'il lui semblait avoir déjà entendu... c'était la redécouverte de son quatrième sens, l'ouïe. Quelle horreur! Et quel vertige! Il tombait, il tombait... puis, d'un coup, plus rien; le revoilà projeté derrière à quelque distance de la porte. Interloqué, il cessa de respirer, pour mieux entendre. Aucun cri... aucun vent qui siffle aux oreilles comme dans une chute. Sous lui, la terre, solide, immuable. Une grande peur le prit encore et, tournant le dos aux grands murs de pierre noire qui se dressaient, menaçants, du haut de leur majestueuse grandeur, il se mit à courir.

Au moment où il allait se retourner pour regarder, toujours courant à vive allure, il se prit le pied dans une racine seule et s'étala de tout son long sur la terre sèche. Il saignait du visage, car sa tête avait prit un coup; et encore une douleur lui traversa le corps entier. Il geignit, appliqua une grande pression sur son front ensanglanté et fermait les yeux intensément. C'est en rouvrant les yeux, la douleur atténuée, qu'il vit, à quelques centimètres de là, une flaque d'eau en ces terres peu accueillantes.

Il y rampa et voulut y boire; il prit une gorgée, qu'il recracha aussitôt et seulement à cet instant, il vit. Il vit une horreur. Cette horreur, c'était lui-même, ou plutôt le reflet de lui-même dans l'eau ondulante... quoi? Il n'avait pas de souvenir de visage humain, mais celui qu'il voyait le repoussait. Lorsqu'il comprit que c'était bel et bien son reflet, il s'agenouilla, le visage toujours à la même distance du sol et examina... du bout de ses doigts, il effleura la peau blanche... puis les cheveux tout aussi blancs, et longs... à travers l'eau, il se voyait tel qu'il était. Des yeux sombres, presque noirs, menaçants... des dents presque jaunes, et des lèvres aussi sombres que la nuit. Était-ce bien lui?

« Oui, est-ce bien moi? »

Une vague colère naquit en lui, sans qu'il n'eût pu en expliquer la cause ou bien en freiner l'élan. Était-ce lui qu'il voyait ainsi, hideux et infâme? Cela ne pouvait être possible... un visage ne devait pas ressembler à cela. Non... la colère montait. Il se sentir frémir, ses mains se mirent à trembler, doucement puis violemment. Et il se regardait toujours dans l'eau, le nez touchant presque à la surface aqueuse; et maintenant son visage avait changé. Il arborait une grimace colérique, encore plus inhumaine... cette vue lui fut insupportable.

Dans un mouvement d'une violence extraordinaire, il planta ses deux poings dans le sol. Ils s'y enfoncèrent d'une quinzaine de centimètres, et la terre tout autour craquela; l'eau s'y infiltra... et puis, à ce moment même où la violence atteignait son paroxysme, un silence parfait. Ses mains ne tremblaient plus. Il n'était plus en colère. C'est qu'elle était si intense, si... incompréhensible, même pour lui-même, qu'elle semblait s'être concentrée en un ultime accord, en une note parfaite, une note silencieuse. Une note brève; une fraction de seconde, puis le bruit du vent.

Un vent violent vint de nulle part, lui caressa d'abord le visage et fit virevolter ses cheveux; un vent intense, lourd, dangereux. Toute l'énergie semblait tournoyer autour de lui, comme si elle cherchait à lui parler, à lui faire comprendre quelque chose... et en même temps, il lui semblait ne faire qu'un avec cet air chaud, cet air froid. Il lui semblait que la puissance qui s'en dégageait émanait de lui. Le vent fit lever le sable, si bien que Gamrod se trouva être le centre d'un mince tourbillon de sable. Et lui, parmi ce véritable déchaînement de la nature, ne bronchait même pas. Il regardait ses mains, ces longues mains blanches, ces ongles tranchants et vulgaires...

Et, dans un ultime effort, il hurla longuement. Il y en eut un écho terrible, porté par le vent lui-même, et Gamrod tomba évanouit, exténué, avant même que la dernière des ses réverbération ne disparaisse dans les confins de ces terres hostiles et sans nom.

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